En 1978, une universitaire américaine, Martha Crenshaw Hutchinson, publiait sa thèse sous le titre Revolutionary Terrorism : The FLN in Algeria, 1954-1962 (Stanford, Hoover Institution Press, 1978). C’était une analyse, la première et la seule, consacrée à la stratégie terroriste du FLN. Martha Crenshaw, qui allait devenir pionnière des Terrorism Studiespuis l’un de leurs piliers, avait été boursière en France, entre 1970 et 1972. Elle avait puisé ses sources dans la presse et dans les témoignages qui commençaient à paraître, elle avait aussi pu rencontrer Roger Trinquier, Germaine Tillion, Raymond Aron.
L’accueil fait à sa recherche dans le monde anglo-saxon fut mitigé : les critiques rendirent hommage à la finesse de l’enquête, certains saluaient son « tour de force », mais ils se montraient réservés à l’égard des catégories et des concepts qu’elle avait employés. Son approche amorale (« The problem of the morality of violence is outside the scope of this study ») les avait également surpris. En France, où l’on a ignoré cet ouvrage, une seule revue en fit un compte rendu, sept ans plus tard[1], et il ne s’en trouva aucun écho en Algérie. Outre qu’il n’était pas commun parmi les universitaires de tenir le FLN pour une organisation terroriste, les préoccupations théoriques de Martha Crenshaw Hutchinson déconcertaient ses lecteurs.
En un moment où l’on pensait connaître le terrorisme d’État (celui pratiqué par des États totalitaires), MCH s’intéressait au terrorisme auquel avaient recours des adversaires de l’État. Elle portait une attention particulière à leurs raisons stratégiques et leurs effets. Plus de quarante ans après sa publication, cette étude, jamais traduite, garde sa pertinence et mérite d’être connue. Elle dresse un modèle éclairant de la conquête du pouvoir par des acteurs qui ne représentent pas grand-chose lorsqu’ils décident de former un parti révolutionnaire et qui ne disposent pas non plus de grands moyens. Produit de la politique moderne qui rend les démocraties vulnérables aux campagnes d’opinion et aux émotions collectives qu’entretient la presse, le terrorisme s’est nourri de l’essor du nationalisme, de l’anarchisme et du socialisme révolutionnaire. Dans le cas algérien, l’usage de la violence n’était pas le seul instrument dont disposait le FLN mais ce fut le principal, qui explique la durée et l’intensité de la guerre. Il résultait d’une sélection entre plusieurs sortes de violence et non d’un choix entre violence et non-violence. La tactique s’adresse aux affects pour influer sur la perception que le public visé possède du FLN, modifier à terme son attitude à son égard et le faire passer de la passivité à l’engagement ou de l’hostilité à la soumission. Le terrorisme entretient aussi des liens avec certaines inventions (la dynamite) et des innovations techniques. La campagne terroriste dont Alger est l’objet à partir de 1956 prend des proportions préoccupantes au moment où les artificiers du FLN ont accès au plastic.
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La violence n’est pas aveugle
MCH faisait rapidement litière de points de vue erronés, abandonnés depuis longtemps par les spécialistes des terrorism studies mais toujours employés par la presse : le terrorisme n’est pas une violence aveugle (il cible rationnellement ses victimes), ses exécutants et ses instigateurs ne sont pas des individus anormaux (ce sont pour la plupart des gens ordinaires). À l’encontre des théoriciens qui attribuaient au terrorisme le rôle de déclencheur, elle affirmait qu’il pouvait être employé tout au long d’un processus révolutionnaire, en fonction des conjonctures, comme le FLN qui intensifia même sa pratique dans les derniers temps de la guerre pour presser les négociateurs français d’en finir. Un groupuscule révolutionnaire fait le choix d’une tactique et d’un instrument — la violence extrême et imprévisible —, parce qu’il en a jugé les bénéfices supérieurs. « Le terrorisme est une politique qui entraîne des coûts et des avantages prévisibles. Le terrorisme du FLN était le résultat de décisions délibérées de l’élite révolutionnaire, et non, dans la plupart des cas, une explosion pathologique ou irrationnelle. » Il est plus facile de réaliser un attentat que de former une guérilla, d’entraîner des soldats, obtenir des armes de guerre. Nul besoin de nourrir, d’équiper, de loger une troupe, de la former, l’entraîner, soutenir son moral. Un très petit nombre d’hommes peuvent semer la terreur dans une grande cité, et une même arme peut servir à plusieurs meurtres, un couteau suffit. Le terroriste n’a pas besoin de partir au maquis ; citadin ou villageois, il subvient seul à ses besoins. Une structure révolutionnaire qui fait le choix de l’action terroriste n’a besoin que de secret et d’organisation (une hiérarchie, une discipline, une logistique et des complicités). Enfin, la simplicité de cette technique et son aspect rudimentaire fournissent la meilleure des justifications : c’est l’arme des faibles, la seule arme à la disposition des faibles. MCH rappelait pourtant que la faiblesse militaire n’implique pas la faiblesse politique et que cet argument relève de la propagande plus que de la réalité.
L’autre caractéristique essentielle à laquelle MCH consacrait son étude est le choix des publics visés auxquels l’organisation terroriste attribue des fonctions différentes – groupes directement ciblés et groupes qui ne le sont qu’indirectement. Dans le premier cas, l’attentat commis contre un individu vaut pour l’ensemble du groupe auquel appartient la victime, chacun percevant aussitôt le message : « Tu es le suivant sur la liste. » Il suffit d’égorger un conseiller municipal musulman pour que tous les conseillers municipaux musulmans se sentent (à juste titre) en danger. Mais le public indirect, celui qui ne se sent pas menacé dans son existence ni son intégrité, pourra éprouver de la curiosité, voire de la sympathie ou de l’admiration à l’égard de l’auteur de l’attentat et de son organisation pour autant que celle-ci parvienne à mettre l’accent sur l’esprit de revanche, l’accomplissement d’une vengeance ou sur l’exploit que représente la réussite de l’attentat.
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Dans le cas algérien, MCH a subtilement suivi l’évolution du choix des victimes et les variations des messages à transmettre. Les Algériens musulmans ont représenté, tout au long de la guerre, le principal public direct et connu le plus de victimes. Le FLN imprimait sa loi par la crainte (en dissuadant toute collaboration avec l’administration) ou par l’adhésion (éliminant des « traîtres » qu’il était juste de tuer). Un second public formé des Européens d’Algérie fut visé un peu plus tardivement, lorsqu’il s’est agi de contrôler les campagnes et, surtout, de persuader l’opinion internationale que le FLN devenait maître d’Alger. Des attaques ciblant des forces de l’ordre servaient, en outre, de provocations et les poussaient à une répression qui serait toujours jugée disproportionnée, provocation dirigée aussi contre la minorité européenne qui s’abandonnait au lynchage[2]. Le terrorisme ne visa directement le public métropolitain que durant le second semestre 1958, quand le FLN décida de « porter la guerre en France » pour mettre en échec la politique de « paix des braves » et de consultations que proposait Paris et dont les musulmans auraient pu se satisfaire. Les attentats prirent fin quand les dirigeants comprirent qu’ils risquaient de s’aliéner l’opinion métropolitaine dont ils avaient grand besoin.
Une technique militaire au service d’un acteur révolutionnaire
L’étude de MCH scrute les avancées et les tournants d’un emploi très divers du terrorisme dont elle constate qu’il a également servi à arbitrer les rivalités internes du FLN, réglées par des assassinats qualifiés d’exécutions. C’est ainsi une autre histoire de la guerre d’Algérie qu’elle propose, une histoire militaire, qui prendrait en quelque sorte pour fil directeur une technique particulière employée par l’acteur révolutionnaire.
Avec le temps passé, on pourrait reprocher à ce premier travail (mais ce serait injuste) de n’avoir pas tenté une étude quantitative ni géographique du terrorisme ; ce qui s’est passé à Alger et dans les circonscriptions les plus connues des journalistes ne résume pas toute la guerre. Il est plus gênant qu’elle ait choisi pour référence historique les quatre volumes d’Yves Courrière dont la valeur explicative est rudimentaire. Aussi réduit-elle la complexité des sociétés algériennes à deux parties, qu’elle nomme les Algériens et les Européens, sans tenir compte du fait que tous pouvaient se dire français et algériens, l’Algérie faisant partie de la France sur le plan juridique, la constitution de la Ve République ayant donné à tous les droits civiques. Ce parti pris revenait à poser comme préalable une polarisation et des identités que l’emploi du terrorisme avait fonction d’établir. Le travail novateur de MCH s’est poursuivi et élargi ensuite à bien d’autres formes de terrorisme jusqu’à ce que le 11 septembre bouleverse le paysage des terrorism studies qu’il recentre sur le monde musulman. Quelque temps avant, Martha Crenshaw était revenue sur le problème algérien et, dans une note de conjoncture portant sur la guerre civile, elle évoquait comment le terrorisme du FLN se retournait contre lui qui n’avait pas toujours retenu ses propres leçons[3].
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[1] La Revue française de science politique, vol. 35, n° 4 (août 1985), p. 755.
[2] MCH évoque l’assassinat d’Amédée Froger, fin décembre 1956, et les lynchages perpétrés à l’occasion de ses obsèques.
[3] « Waiting for Dawn in Algiers : Delusions of Democracy, Queen’s Quartely, Spring 1995, 102, 1.